A notre arrivée à Phnom Penh, Roland et moi venions juste de finir une autobiographie d'une intensité poignante : "Tu vivras, mon fils", de Pin Yathay. Cet ingénieur et haut fonctionnaire au ministère cambodgien des Travaux Publiques a vécu le régime des Khmers Rouges et, chose inouïe, a réussi à s'évader et passer en Thaïlande. Pin Yathay a survécu. Et il raconte son histoire hors norme au travers de ce livre. Je ne saurais assez vous le recommander.
17 avril 1975. Chute de Phnom Penh. Menés par Pol Pot (ou encore Sa lut Sor), les Khmers Rouges prennent le pouvoir et ordonnent l'évacuation de Phnomh Penh. Les habitants sont sommés de partir vers les campagnes. Pin Yathay et sa famille (sa femme et ses deux fils bien sûr, mais aussi ses frères et soeurs et leur famille) quittent donc la ville dans un lent cortège. Les gardes Khmers Rouges, bien que fermes, restent polis et courtois. C'est pourquoi, même si son statut de haut fonctionnaire au sein de l'ancien gouvernement fait de lui un ennemi du nouveau régime (dès ce jour, il fait d'ailleurs tout pour le cacher), Pin Yathay garde son optimisme. Mais de fil en aiguille, cette révolution communiste dévoile son vrai visage, celui du "Cambodge Démocratique"...
Photos prises dans les rues de Phnom Penh, le 17 avril 1975, lors du défilé des Khmers Rouges victorieux. La population ne semble pas inquiète, elle se réjouit presque de ce nouveau point de départ.
Pin Yathey nous décrit son interminable descente dans l'enfer des Khmers Rouges. Il traverse la déportation, les travaux forcés et les séances de rééducation. La peur, la faim et la maladie aussi. Mais plus que tout, surpassant toutes les autres douleurs, il voit s'éteindre tous les membres de sa famille les uns après les autres. Il garde pourtant espoir et c'est ce qui le maintient en vie durant ces deux années en camp de travaux forcés.
Je l'ai lu il y a plusieurs mois, mais je me rappelle de sa description de l'Angkar (nom de l'autorité et du gouvernement des Khmers Rouges), ce régime qui se veut communisme et qui a pourtant créé ces deux "classes" : les Anciens (les préférés du régime : dirigeants, gardes, et agriculteurs) et les Nouveaux (tous les autres). Le gouffre qui les sépare est abyssal. L'inégalité est flagrante. Les Nouveaux sont les esclaves des Anciens.
Au gauche, les habits noirs des Anciens. A droite, les habits colorés de Nouveaux.
Alors que le régime donne des signes d'affaiblissement en 1979, les Anciens achètent des habits colorés aux Nouveaux pour "changer de camp".
Il décrit la haine que l'Angkar a pour les produits étrangers. Cette haine s'acharne notamment sur les machines : les voitures sont désossées, ils n'ont aucun tracteur à disposition pour les tâches agricoles... seuls les camions, utilisés pour le transport de marchandise (et pour les déportations) subsistent. Le Cambodge Démocratique vit en complète autarcie.
Il décrit les exécutions sommaires qui surviennent au moindre faux pas. Un mot de travers, un refus de coopérer suffit pour que les gardes vous "emmènent dans les bois".
Il décrit les hôpitaux de l'Angkar dont il est impossible de réchapper, le moindre mal ne faisant qu'empirer une fois à l'intérieur. Parmi les Nouveaux qui y vont pour veiller un membre de leur famille, beaucoup contractent à leur tour un maladie, peu en retournent.
Il décrit l'incompétence des chefs qui leur donnent des tâches sans structure, comme par exemple creuser des canaux d'irrigation sans prendre en compte qu'il faut créer une pente...
Les Nouveaux soumis aux travaux forcés
L'ingéniosité est la seule arme de Pin Yathey et elle l'a tiré de bien des situations. C'est par exemple lui qui a instauré un système de marché au noir dans son village. Ayant gardé des objets de valeur de son ancienne vie, il pouvait ainsi les troquer contre de la nourriture ou autres biens de première nécessité. C'est ainsi qu'il a pu échapper à la famine.
L'espoir était le moteur de Pin Yathey pendant ces 2 années de misère, mais s'il a pu s'enfuir et atteindre la Thaïlande, ce n'est pas grâce à l'espoir. Il avait déjà perdu tous les êtres qui lui étaient chers. C'est le besoin de témoigner qui l'a soutenu dans les conditions extrêmes sa fuite. Il s'est battu pour ce livre... qui a finalement atterri entre nos main.
Vous comprenez donc pourquoi la visite du musée Tuol Sleng, dans les bâtiments de la prison S21 à Phnom Penh, m'a tant marqué. Après avoir imaginé les scènes décrites par Pin Yathay, les voilà qui se matérialisaient!
La prison S21 "accueillait" tous les opposants au régime : intellectuels, hauts fonctionnaires et ministres de l'ancien gouvernement, mais aussi des partisans du régime ayant (eu) une responsabilité dans l'Angkar, et dont la fiabilité ne convainc plus. Elle était dirigé par Kang Kek Leu, alias Duch, qui exerçait le métier d'enseignant avant la prise de pouvoir des Khmers Rouges. Il a été inculpé en 2007 pour Crimes contre l'Humanité, et le tribunal cambodgien l'a condamné à 35 ans de détention le 26 juillet 2010.
Avant sa reconversion, la prison S21 était une école comprenant l'école primaire Tuol Sleng et le lycée Tuol Svay Prey. Le 17 avril 1975 (date de la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges et début du Democratic Kampuchea), Pol Pot crée le bureau de la sécurité 21 (security office 21) qui élit résidence dans cette école. Le bureau 21 est appelé S-21 et est destiné à la détention, l'interrogation, la torture et le meurtre des détenus après confession.
L'école devait être plutôt charmante n'est-ce pas?
A travers les photos que je vais vous présenter, vous verrez pourtant que, si l'enveloppe rappelle une école, ce que l'on y fait est à l'opposé de l'enseignement : on n'y développe pas les esprits, on y démolit des vies.
Le règlement de la prison. Lisez-le, ça met dans l'ambiance...
Nous avons commencé notre visite par le bâtiment A, qui abrite des chambres de 6 x 4 mètres. Les vitres étaient recouvertes de panneaux de verre pour atténuer les cris des prisonniers qui perçaient jusqu'à l'extérieur lors des moments de torture. Le bâtiment A était utilisé pour l'emprisonnement des cadres accusés de mener une rébellion contre la révolution de Pol Pot.
Interdit de sourire
Une de ces chambres de détention : un lit, des chaînes...
... et une boîte pour les excréments.
Ce qui s'y passait vraiment...
Un ancien mât, utilisé pour l'éducation physique des élèves...
... qui fut transformé en instrument de torture. Le prisonnier était attaché les mains dans le dos et était malmené de bas en haut et de haut en bas jusqu'à ce qu'il perde conscience. Mais les tortionnaires ne s'arrêtaient pas là : le prisonnier inconscient était plongé tête la première dans un tonneau d'eau putride pour qu'il se réveille. La torture pouvait continuer.
Dans les autres bâtiments B, C et D se trouvaient soit des cellules individuelles minuscules, soit des salles plus grandes où s'entassaient les détenus.
Le bâtiment B
Les minuscules cellules individuelles. En brique.
Ou en bois.
Ce que l'on voyait des grandes salles.
Ce qui s'y passait vraiment...
L'emprisonnement durait 2 à 4 mois en moyenne. Les prisonniers politiques étaient quant à eux gardés pendant 6 à 7 mois. Les archives de la prison donnent le nombre de prisonniers admis entre 1975 et juin 2978.
En 1975 : 154
En 1976 : 2250
En 1977 : 2350
En 1978 : 5765
Et encore, ces chiffres ne comprennent pas les enfants tués par les Khmers Rouges. Ils seraient 20 000...
A la fin de la "visite", il y a une salle dont les murs sont couverts de photos : les visages des personnes tuées dans la prison S-21. Bouleversant.
De 1975 à 1979, le régime des Khmers Rouges a fait des ravages au Cambodge. Le Programme d'Etude sur le génocide cambodgien de l'Université de Yale évalue le nombre de victimes à environ 1,7 million, soit plus de 20% de la population de l'époque. Après la chute du Cambodge Démocratique face aux forces vietnamiennes, la disparition du mouvement des Khmères Rouges apparait comme une évidence. Et pourtant, ils restent des acteurs dans le processus de paix et la formation du nouveau Cambodge!
Nous avons lu l'article Wikipédia dans la cour de la prison S-21 et étions stupéfiés de découvrir le jeu des alliances qui se font et défont, des alliés d'un jour qui finalement passent dans l'autre camp, des pays qui soutiennent un pays puis son ennemi... Dans le contexte de la guerre froide, tout prend son sens, mais bon dieu, que c'est tordu!
Si cela vous intéresse, voici le lien de l'article Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Khmers_rouges
Ma contribution à la mémoire de cette sombre période s'arrête ici. En Europe, notre connaissance de l'histoire orientale est souvent limitée et pourtant, cette partie du monde n'a pas mystérieusement échappé à la folie humaine et aux traumatismes.